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4 mars 2012

JUST KIDS

(...)

Ma mère nous a appris les jeux de son enfance(...). On confectionnait des chaînes de paquerettes pour en faire colliers et couronnes. Le soir on capturait des lucioles dans des bocaux, et on faisait des bagues de leurs ventres luisants.

(...)

Ensemble, nous riions des enfants que nous avions été ; nous jugions que j'avais été une méchante fille qui s'efforçait d'être gentille, et lui un gentil garçon qui s'efforçait d'être méchant. Au fil des années, ces rôles allaient s'inverser, puis s'inverser de nouveau, jusqu'à ce que nous arrivions à accepter notre nature double et à nous mettre en paix avec l'idée que nous renfermions des principes opposés, la lumière et l'obscurité.

J'étais une enfant rêveuse, quelque peu somnanbule. J'agaçais mes professeurs avec mon don précoce pour la lecture, doublé d'une incapacité à l'appliquer à tout ce qu'ils estimaient pratique. L'un après l'autre, ils notaient sur mes bulletins que je rêvassais beaucoup trop, que je semblais toujours ailleurs. Où était cet ailleurs, je ne saurais le dire, mais il m'a souvent valu de me retrouver au coin, assise sur un tabouret haut, bien en vue avec un chapeau en papier conique sur la tête.

Plus tard, je fis pour Robert de grands dessins détaillés de ces moments d'humiliation comique. Il les adorait : on aurait dit qu'il appréciait chez moi toutes les qualités qui repoussaient les autres ou les tenaient à l'écart. Par ce dialogue visuel, mes souvenirs d'enfance devinrent les siens.

(...)

Un jour, tandis que je clopinais vers la maison sous l'enclume du soleil, ma mère m'acosta.
"Patricia, me dit elle d'un ton de reproche, enfile une chemise !
- Il fait trop chaud, je gémis. Tout le monde est torse nu.
- Chaud ou pas, il est temps que tu te mettes à porter une chemise. Tu es sur le point de devenir une jeune femmme."
Je protestai avec véhémence et annonçait que je n'allais jamais devenir autre chose que moi-même, que je faisais partie du clan de Peter Pan, ceux qui ne grandisent pas.

(...)

Robert adorait écouter les histoires de mon enfance, mais quand je le questionnais sur la sienne, il n'avait pas grand chose à raconter. (...) "Ma famille, c'est toi", disait-il.

(...)

J'avais vingt ans quand je suis montée dans le bus. Je portais ma salopette, un col roulé noir, et le vieil imper gris que j'avais acheté à Camden. Ma petite valise écossaise rouge et jaune contenait quelques fringues, et des photos de mon frère et de mes soeurs. J'étais superstitieuse. Nous étions un lundi ; j'étais née un lundi. C'était un bon jour our arriver à New York City. Personne ne m'attendait. Tout m'attendait.

(...)

Comme Jean Genet, Robert était un bien piètre voleur. Genet s'était fait emprisonner pour avoir volé des volumes rares de Proust et des rouleaux de soie chez un tailleur. Des voleurs esthétiques. Je me représentais parfaitement son horreur mêlée au triomphe tandis qu'il contemplait des lambeaux de Blake qui plongeaient, avec un tourbillon, dans les égouts de New York.

Nous avons baissé les yeux pour regarder nos mains jointes. Nous avons respiré profondément, acceptant notre complicité, non dans le vol, mais dans la destruction d'une oeuvre d'art.

"Au moins, ils ne mettront jamais la main dessus, a-t-il dit.
- Qui ça, ils ?
- Tous ceux qui ne sont pas nous."

(...)

Mais avant même de lire ces mots, le titre a suffi à m'émouvoir profondément : "Patti - Ce que je pense - Robert". Je lui avais demandé, l'avais supplié même, si souvent, avant de partir, de me dire à quoi il pensait, ce qu'il avait sur le coeur. Il restait muet.

J'ai réalisé, en regardant ces feuilles de papier, qu'il avait creusé profondément en lui-même à mon intention - il avait essayé d'exprimer l'inexprimable. Imaginer l'angoisse qui l'avait poussé à écrire cette lettre m'a tiré les larmes.

"J'ouvre des portes, je ferme des portes", écrivait-il. Il n'aimait personne. Il aimait tout le monde. Il aimait le sexe, il détestait le sexe. La vie est un mensonge, la vérité est un mensonge. Ses pensées se terminaient sur une blessure en train de guérir. "Je me tiens nu quand je dessine. Dieu me tient la main et nous chantons ensemble." Son manifeste d'artiste.

J'ai laissé se dissiper ce qui ressemblait à une confession, et j'ai accepté ces mots comme une hostie à la communion. Il avait jeté la ligne qui allait me séduire, nous lier, en fin de compte, l'un à l'autre. J'ai plié la lettre et l'ai remise dans l'envelopppe. Je n'avais pas la moindre idée de ce qui allait suivre.

(...)

Lui et moi, nous nous étions donnés à d'autres. A trop tergiverser, nous avions perdu tout le monde, mais nous nous étions retrouvés. Ce que nous désirions, sans doute, c'était ce que nous avions déjà : un amant et un ami avec qui créer, côte à côte. Etre fidèles, sans cesser d'être libres.

(...)

Sur le dessus de la pile, j'ai remarqué Nashville Skyline. Quand Robert me l'avait offert avant mon départ pour Paris, j'avais écouté "Lay Lady Lay" en boucle. En rassemblant mes carnets, j'ai retrouvé l'édition d'Ariel de Sylvia Plath que Robert m'avait offerte lors de notre rencontre. Mon coeur s'est serré un instant, car je savais que cette phase innocente de notre vie était passée. J'ai glissé dans ma poche une enveloppe qui contenait les clichés de Woman I que j'avais faits au MoMA, mais j'ai abandonné mes tentatives ratées de peindre son portrait, des rouleaux de toile éclaboussés de terre de Sienne, de roses et de verts, souvenirs d'une ambition envolée. J'étais trop curieuse de l'avenir pour m'appesantir sur le passé.

(...)

"Patti, personne ne voit comme toi et moi", m'a-t-il dit de nouveau. Chaque fois qu'il disait ce genre de choses, pour un laps de temps magique, c'était comme si nous étions les deux seuls êtres humains au monde.

(...)

Cependant, une vibration se faisait sentir, une impression d'accélération. Ca avait commencé avec la lune, ce poème inaccessible. Maintenant, des hommes avaient marché dessus, il a avait des traces de caoutchouc sur la perle des dieux. Peut-être était-ce la consicence soudaine du temps qui passe, le dernier été de la décennie. Parfois, j'avais envie de dire pouce et d'arrêter tout ça. Mais arrêter quoi ? Arrêter de grandir, tout simplement, peut être.

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Cette nuit là, j'étais trop excitée pour m'endormir : des possibilités infinies semblaient tournoyer au-dessus de ma tête. J'ai fixé le plafond de plâtre, comme lorsque j'étais enfant. Il m'a semblé que les motifs vibratiles qui s'entrecroisaient au-dessus de moi trouvaient lentement leur place.
Le mandala de ma vie.

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J'ai toujours adoré le trajet jusqu'à Coney Island. La simple idée de pouvoir aller à l'océan en métro était follement magique. J'étais profondément absorbée dans une biographie de Crazy Horse quand soudain j'ai réintégré le présent. J'ai posé les yeux sur Robert. Avec son chapeau années quarante, son tee-shirt filet noir et ses sandales mexicaines, il ressemblait à un personnage de Brighton Rock.
Le métro est arrivé à destination. Je me suis levée d'un bon, pleine d'une joyeuse impatience toute enfantine, et j'ai remis le livre dans le sac. Il m'a pris la main.

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Enfin venait le moment où il fallait trancher le dilemme shakespearien : devait-il oui ou non porter trois colliers? Au bout du compte, un seul était trop subtil, et deux n'avaient pas d'impact. D'où le second débat : plutôt trois ou pas du tout? Sandy comprenait que Robert posait une équation artistique. Je le savais également, mais pour moi la question c'était : "On y va, oui ou non?" Dans ces processus décisionnels complexes, j'avais la concentration d'un adolescent défoncé.

(...)

Les années soixante touchaient à leur fin. Avec Robert, nous avons fêté nos anniversaires respectifs. Robert a eu vingt-trois ans. Puis j'ai eu vingt-trois ans. Le parfait nombre premier. Robert m'a confectionné un porte-cravates avec l'image de la Vierge Marie. Je lui ai offert sept têtes de mort en argent fixées sur une cordelette de cuir. Il a mis le collier. J'ai mis une cravate. Nous nous sentions parés pour les années soixante-dix.
"C'est notre décennie", m'a-t-il dit.

(...)

On dit que les enfants ne font pas la distinction entre les objets vivnts et inanimés ; je crois au contraire que si. Un enfant fait don à sa poupée ou à son soldat de plomb d'un souffle de vie magique. L'artiste anime ses oeuvres de la même façon que l'enfant anime ses jouets.

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Les silences étaient des signes, j'en étais persuadée. Nous étions déjà passés par là. Même si nous n'en parlions pas, je me préparais lentement aux changements qui viendraient sûrement. Nous avions toujours des relations intimes, et je crois qu'il nous était difficile à tous les deux de parler ouvertement de ce qui se passait. Paradoxalement, on aurait dit qu'il voulait se rapprocher de moi. Peut-être sa tendresse n'était-elle que l'ultime sursaut avant la fin, comme celle d'un gentleman qui achèterait des bijoux à sa maîtresse avant de lui annoncer que c'est terminé.

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Nous restions fidèles à notre serment, Robert et moi. Aucun de nous deux ne quitterait l'autre. Je ne l'ai jamais vu par le prisme de la sexualité. Mon image de lui est demeurée intacte. Il était l'artiste de ma vie.

(...)

Nous avions besoin de temps pour éclaircir la signification de tout cela, trouver une façon de l'assumer et de redéfinir le nom de notre amour. Il m'avait appris que la contradiction est souvent la voie la plus évidente vers la vérité.

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Et pour sceller une union qui semblait prédestinée, Robert et Sam partageaient le même anniversaire, avec vingt-cinq ans d'écart. Le 4 novembre, nous avons fêté l'événement au Pink Tea Cup (...). Ce soir-là, Robert a offert à Sam une photo, et Sam a offert à Robert un Hasselblad. Cet échange précoce symbolisait leurs rôles respectifs d'artiste et de mécène.

(...)

Je savais que nous pensions à la même chose, à tout ce que nous avions traversé, bon et mauvais, mais que nous n'éprouvions aussi un certain soulagement. Robert m'a pressé la main.
"Tu es triste?" a-t-il demandé.
- Je suis prête."

(...)

J'ai repensé à ma mère qui disait que ce qu'on fait le 1er janvier préfigure ce que l'on fera le reste de l'année. Sentant l'esprit de mon saint Gregory privé, je me suis juré que 1973 serait mon année poétique.

(...)

Il a de nouveau pris quelques clichés.
"Je la tiens.
- Comment tu le sais?
- Je le sais, c'est tout."
Il a pris douze photos ce jour-là.
Quelques jours plus tard, il m'a montré la planche contact.
"Dans celle-ci, il y a de la magie", a-t-il affirmé.
Lorsque je la regarde aujourd'hui, ce n'est jamais moi que je vois. C'est nous.

(...)

J'ai repris une vie de citoyenne ordinaire. Elle m'a emmenée loin du monde que j'avais connu, mais Robert n'a jamais quitté mes pensées ; il était l'étoile bleue dans la constellation de ma cosmologie personnelle.

(...)

Il ne ne sentais pas bien, mais il a réussi, je ne sais comment, à canaliser le peu d'énergie qui lui restait pour prendre la photo. Cet instant contenait de la confiance, de la compassion et notre sens commun de l'ironie. Il portait la mort en lui et je portais la vie. Nous en étions tous deux conscient, je le sais.
C'était une photographie tout simple. Mes cheveux y sont tressés comme ceux de Frida Kahlo. J'ai le soleil dans les yeux. Et je regarde Robert et il est vivant."

(...)

Quelques jours plus tard, Robert m'a photographié vêtue du blouson aviateur de Fred pour la pochette du single que nous projetions de sortir. En découvrant la photo, Fred a dit : "Je ne sais pas comment il s'y prend, mais toutes les photos qu'il fait de toi lui ressemblent, à lui."

(...)

La lumière ruisselait à travers les vitres sur ses photos et ce poème silencieux que nous formions, assis ensemble une dernière fois. Robert mourant : il créait le silence. Moi, destinée à vivre, j'écoutais attentivement un silence qu'il faudrait toute une vie pour exprimer.

(...)

(extraits du livre "Just Kids", Patti Smith, 2010)

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